Le theme de la coopération des archives avec les services producteurs dans l'évaluation des documents releve du domaine de la pratique archivistique. Cette coopération est fondée sur l'intéret qui existe des deux côtés pour les documents d'archives: les organismes producteurs protegent l'intégrité des particuliers du point del'ue juridique et les intérets vitaux de leur institution, et en meme temps ils sont confrontés a une "masse" de documents, au probleme de l'espace et a celui de la transparence des informations. Le rôle des archivistes est de sauvegarder et de transmettre au public et aux futures générations la mémoire du passé - le patrimoine archivistique. A premiere vue, leurs intérets sont différents, mais ils se rejoignent.
On peut dire que tri, sélection, conservation sont devenus des notions fondamentales dans le traitement des archives au quotidien, ainsi qu'un des themes principaux de la théorie et de la pratique archivistiques. Les fonctions traditionnelles des archivistes (classement des archives et élaboration des instruments de recherche) cedent de plus en plus la place a l'évaluation et a ce qu'on appelle la politique de collecte et la stratégie de documentation. A propos de l'importance de la sélection et du tri, nous pouvons citer le texte de Barbara Reed qui se trouve dans le manuel australien bien connu Keeping Archives: "Le travail de l'évaluation représente la pierre angulaire de l'ensemble du travail des archives. Sélectionner ce qui va constituer la documentation de notre époque, accessible aux futures générations, est sans doute la tâche la plus importante de l'archiviste. Tout le reste du travail archivistique en découle." L'archiviste américain F. Gerald Ham voit également dans l'évaluation et la sélection des documents d'archives le "travail le plus exigeant de l'archiviste", qui correspond a "la rédaction de l'histoire".1
Un bref regard sur le passé nous permet de comprendre plus précisément l'état actuel et les spécificités de la coopération entre les archives et les services producteurs. Jusqu'au début du XIXeme siecle, les producteurs des archives conservaient leurs documents d'archives et ils décidaient eux-memes de ce qu'ils allaient conserver. La principale justification de la conservation était a l'époque la valeur probatoire des documents. La prise en compte de cette logique permet aujourd'hui de voir les possibilités et les limites de la recherche historique. Les historiens qui rencontrent de nombreuses lacunes au moment où ils cherchent a éclairer le passé a partir des archives conservées, sauraient mieux nous en parler.
Il y a eu plusieurs étapes dans l'évolution des rapports entre les producteurs et les archives et dans le développement de leur collaboration en matiere d'évaluation des documents. Christine Pétillât distingue deux périodes différentes dans cette collaboration: la "période attentiste", pendant laquelle les archives acceptaient les fonds qui leur étaient proposés, et la "période engagée". Cette seconde période est caractérisée par l'engagement des archivistes et par l'établissement d'une communication directe entre les producteurs et les archives, avec pour résultat une coopération plus étroite entre eux et l'élaboration systématique des listes comportant les délais de conservation des documents {calendriers de conservation), mises au point par les Archives ou par l'administration responsable. C'est l'époque qui voit naître différentes recommandations, reglements, listes générales et particulieres comportant des délais de conservation, ainsi que différentes formes de contrôle et de coopération, entre autres le visa pour l'élimination des documents, etc. Il faut aussi y ajouter la nouvelle pratique du préarchivage. Parallelement a ces différentes formes de coopération, les archivistes ont développé différentes théories de l'évaluation dont ils ont établi les criteres et défini les procédures; la pratique et les formes de collaboration entre les producteurs et les archives s'en sont trouvées influencées.
Il faut souligner que dans le passé l'accent était mis sur l'élimination des documents: les producteurs cherchaient a la fois a diminuer la masse des documents d'archives accumulée par le fonctionnement de l'administration moderne et a rendre leurs archives plus transparentes. C'était une approche plutôt négative. A l'époque contemporaine, en revanche, plusieurs théories ont fait accepter une approche positive de l'évaluation, qui répond a la question: que faut-il conserver? De l'évaluation des documents particuliers, on passe aujourd'hui peu a peu a l'évaluation des fonctions et des ensembles documentaires des producteurs.2
Nous ne pouvons pas ici entrer dans les détails du développement propres a certains pays. L'archiviste norvégien Ole Kolsrud 3 et l'archiviste américain G. Ham en ont donné un aperçu bref et clair.
Nous trouvons aujourd'hui dans les services d'archives différents modeles de collaboration et différentes tendances dans le domaine de l'évaluation des documents d'archives et dans l'ensemble du processus du tri et de la sélection.
Dans le processus d'évaluation quatre agents interviennent:
• les Archives / les archivistes,
• les services producteurs / les records managers,
• l'administration d'État / les ministeres,
• les spécialistes de différents domaines.
La collaboration entre les Archives et les services producteurs se réalise a plusieurs niveaux et au moyen d'instruments différents. Ce sont :
• les instructions, circulaires ou réglementations concernant l'évaluation,
• les listes comportant les délais de conservation (calendriers de conservation),
• les visas d'élimination,
• les procédures du tri et de la sélection
Si l'on essaie de systématiser les différentes pratiques de plusieurs pays, on peut les résumer en quelques modeles; ils se recoupent en partie, c'est-a-dire qu'ils ont souvent en commun certains éléments. Dans tous les modeles, le rôle prépondérant appartient soit au service producteur des documents d'archives, soit a l'archiviste, mais ils commencent peu a peu a collaborer et a partager leurs responsabilités. Cela principe tend a etre aujourd'hui généralement accepté.
Avec l'archiviste française, Rosine Cleyet-Michaud, nous pouvons distinguer quelques modeles selon le rôle respectif des archivistes et des producteurs dans l'évaluation des documents:
Le premier modele est celui où le rôle principal est donné aux organismes producteurs, comme c'est le cas au Royaume-Uni. Cette pratique a trouvé sa justification théorique dans les ouvrages de Hilary Jenkinson, qui part de l'hypothese que l'élimination des documents n'est pas du ressort de l'archiviste et la destruction de ce qui n'a plus d'utilité releve de la compétence de l'administration. La tâche primordiale de l'archiviste est de conserver les documents d'archives que le passé lui a confiés. Depuis les dispositions du systeme Grigg (1959) la pratique accorde aux archivistes du Royaume-Uni un rôle plus actif dans l'évaluation des documents, ce qui n'empeche pas que le rôle du service producteur continue a etre tres important 4. Le Records Management Department du Public Record Office (PRO) fournit des instructions et rédige les "General guidance on records management" (Conseils généraux sur la gestion des documents) et des "Retention Scheduling" (calendriers de conservation). Des calendriers de conservation sont dressés en collaboration avec les organismes compétents.5 La responsabilité du PRO est de gérer, surveiller et coordonner la sélection, la conservation et le versement des archives publiques, créées par les ministeres et les services d'État {"responsible for guiding, supervising and co-ordinating the selection, safekeeping and transfer of public records created by Government departments and agencies"). Mais, dans la pratique, le rôle prépondérant continue a appartenir aux records managers, et l'activité de l'International Records Management Trust, chargé de la formation des records managers, en est le meilleur témoignage.
Le rôle principal appartient aussi aux organismes producteurs en Croatie. L'évaluation y est réglementée par une prescription (reglement) spéciale délivrée par le Ministere de la culture. L'évaluation est fondée sur les principes suivants: catégorisation des services producteurs, ce qui représente une sorte d'évaluation au moyen de l'analysede leurs fonctions principales, élaboration des listes des documents comportant les délais de conservation (liste générale, listes sectorielles, listes spéciales).6 Comme la loi prévoit que les documents d'archives doivent etre versés aux Archives apres tri, ce sont d'abord les records managers qui sont chargés du tri et de la sélection. La procédure est néanmoins menée en collaboration étroite avec les Archives et les services producteurs: les archives donnent leur visa pour des listes spéciales comportant les délais de conservation, ainsi que pour le tri des documents. Il faut ajouter que les services d'archives disposent en Croatie d'une section spéciale appelée "le service extérieur", c'est-a-dire le Records Management Department qui contrôle les services producteurs au moyen de visites régulieres (d'abord les services producteurs classés par catégories mais aussi les détenteurs des documents), donne le visa pour le tri des documents, classe les services producteurs par catégories (catégorisation) et crée et met en oeuvre une politique de collecte. Pour assurer une meilleure collaboration, les cadres qui travaillent dans les archives des services producteurs sont, selon un Reglement spécial, obligés de passer un examen professionnel. La pratique a démontré que seuls les records managers qui ont une formation professionnelle peuvent effectuer le travail exigeant de sélection et de tri des documents aupres des services producteurs et qu'une vraie collaboration ne peut etre réalisée qu'avec les cadres professionnels des services producteurs. Dans le cadre du systeme de l'évaluation, c'est une approche positive qui est pratiquée, mettant l'accent sur les documents quil'ont etre versés aux Archives. L'objectif est, une fois que les listes comportant les délais de conservation sont approuvées, de donner aux cadres professionnels qui sont aupres des services producteurs davantage d'influence dans le tri des documents dont les délais de conservation sont déterminés avec précision. Il faut néanmoins souligner que la formation des records managers et leur recrutement restent un probleme important, qui conditionne le succes de la collaboration entre les archives et les services producteurs.
Dans le deuxieme modele, le rôle principal dans l'évaluation est donné a l'archiviste (France, Italie), les tendances actuelles étant la aussi a une coopération active. Ce modele part du fait que les archivistes ont une formation d'historien et qu'en conséquence l'archiviste est "le seul spécialiste possible du tri". Cependant, meme si c'est bien l'archiviste qui décide du sort final des documents, les organismes producteurs sont associés de tres pres a l'ensemble du processus d'évaluation.
En France la coopération se réalise par l'intermédiaire des missionnaires aupres des administrations centrales de l'État. « Les "missionnaires" des Archives nationales ont mis au point une procédure tres élaborée pour l'évaluation des documents produits par les services de l'administration centrale de l'État et pour le choix des documents qui seront versés aux Archives nationales. Les directeurs d'Archives départementales et leurs collaborateurs, les responsables d'archives municipales, les responsables d'archives d'entreprises ont mis au point des procédures analogues dans le ressort qui les concerne. »7 Au début, les "missions" avaient pour rôle de servir de lien avec l'administration centrale dans le processus de versement des documents d'archives, mais, avec le temps, le champ de leur activité s'est étendu a d'autres tâches (évaluation et préservation). Dans les départements, c'est le directeur des Archives départementales qui assure réglementairement le contrôle sur les archives publiques, et qui donne les visas d'élimination. A ce niveau, une collaboration étroite entre les services administratifs et les Archives départementales est nécessaire.
Dans la détermination des archives définitives d'un service, la forme la plus aboutie est le tableau de gestion, qui définit également les durées d'utilité administative et le sort final des documents.8 La Direction des Archives de France rédige des textes réglementaires pour un organisme donné ou pour une fonction administrative donnée. La Direction est responsable également de la rédaction et de la diffusion des circulaires qui contiennent des instructions pour l'évaluation des documents.9
Dans la pratique archivistique italienne, le rôle principal dans l'évaluation des documents est confié a l'archiviste. Toutefois, la nouvelle loi l0 regle actuellement la conservation / destruction des archives selon des modalités qui prévoient la responsabilité conjointe de l'administration des Archives et des services qui produisent les documents.11 Pour les archives de l'administration publique, l'élimination est directement faite par les producteurs, apres le visa de la Surintendance - Soprintendenza archivisticha. Pour les archives de l'administration d'État (archives qui sont a la fois centrales et locales), les Archives d'État jouent un rôle d'intermédiaire entre le bureau producteur d'archives, le ministere de tutelle et le ministere des biens culturels. Dans les bureaux locaux des administrations de l'État, a côté des archives courantes, sont constituées des archives dites "de dépôt", qui sont versées apres 40 ans aux Archives d'État. Le tri est fait avant le versement des documents aux Archives d'État. Pour le contrôle et la conservation de ces archives courantes, la loi prévoit la constitution de commissions spéciales, que la loi de 1963 appelle Commissioni di sorveglianza, et dans la nouvelle loi, l'expression "surveillance" a été remplacée par "vigilance". Les membres de ces commissions sont les archivistes, les fonctionnaires des bureaux producteurs des documents et depuis 197512 un représentant du ministere de l'Intérieur. Les trois catégories de membres représentent respectivement les intérets juridiques et administratifs (les représentants de l'administration), l'intéret historique (les archivistes) et la protection de la vie privée de personnes et des intérets de l'État (représentant du ministere de l'Intérieur). Ces commissions sont principalement chargées du tri ("destruction"). Elles se réunissent trois fois par an, analysent les propositions rédigées par les producteurs et les présentent aux organes centraux compétents, ceux de l'administration d'origine et ceux de la Direction centrale pour les archives, cette derniere devant donner son approbation définitive pour l'élimination. 13 La loi de 1963 a confié aux Commissions de surveillance la rédaction des "massimari di scarto" (le tableau de tri). La nouvelle réglementation italienne en matiere de Protocollo informatico impose la rédaction de plans de conservation d'archives, intégrés au systeme de classification pour fixer, des l'origine, le cycle de vie des documents, de la création a la destruction14.
Le modele nord-américain et australien met l'accent sur l'importance de l'archiviste, "plus en sa qualité de professionnel de F archivistique qu'en tant qu'historien" et suppose le professionnalisme des records managers. Aux États Unis, ce sont les archivistes qui, en consultant les organismes producteurs et les spécialistes des différents domaines, font l'analyse des documents a trier. Leurs instruments d'évaluation sont des listes de documents comportant les délais de conservation. La décision finale est prise par l'archiviste.
La procédure suivie par l'archiviste consite en un compte rendu sur l'évaluation, qui contient:
1. le nom de l'institution, ses fonctions et ses activités principales, et sa position dans la structure hiérarchique;
2. la description des documents (dates, quantité, accroissement annuel, type d'enregistrement, contenu, lacunes);
3. l'évaluation des documents en tant que sources d'informations, leurs relations avec les documents des autres organismes producteurs, les possibilités d'utilisation, les frais de conservation, et
4. les recommandations sur les ensembles de documents a conserver et ceux a éliminer éventuellement, selon les principes d'échantillonnage et en consultation avec d'autres spécialistes.15
La pratique archivistique du Canada et de l'Australie part de l'analyse de la stratégie d'acquisition "impliquant la recherche, l'identification et l'acquisition de documents dans un esprit de coopération entre les services d'archives et les producteurs".16 La loi canadienne sur les archives prévoit la rédaction de listes qu'approuve le ministre et oblige chaque institution publique a avoir des listes qui précisent les délais de conservation (calendriers de conservation). Des listes sectorielles comportant les délais de conservation sont rédigées au Québec et la pratique instaurée a la British Columbia University a mis au point un systeme de classification dans lequel est intégré un systeme d'évaluation.17 Différents projets ont servi a déterminer des principes et méthodes d'évaluation et ils ont été importants pour l'élaboration du systeme d'évaluation des Archives Nationales du Canada. Le plus récent est le Plan directeur pour l'élimination des documents a l'échelle de l'administration fédérale (5em version, 1999).18 Un projet similaire est réalisé aux Pays Bas: c'est le projet PIVOT.
Dans le cadre de la coopération entre les archivistes et les organismes producteurs, il faut mentionner la pratique des archives intermédiaires ou la pratique du préarchivage. Les archives intermédiaires semblaient apporter une solution satisaisante au probleme de l'espace et de la sélection, en tant que lieu prévu pour le tri et la sélection définitive des documents. Dans les archives intermédiaires, le rôle principal dans le processus de l'évaluation est tenu par les archivistes, qui sont responsables pour les documents des différents organismes producteurs. Il faut toutefois mentionner ici les problemes sur lesquels Christine Pétillât a attiré l'attention, en citant l'exemple de la "Cité interministérielle des archives a Fontainebleau". Elle a expliqué que les archives intermédiaires n'ont pas résolu la question du tri et que leur rôle doit etre réexaminé et redéfini. De « Cité interministérielle des archives », les archives intermédiaires de Fontainebleau sont devenues progressivement le « Centre des archives contemporaines » où l'on a commencé a ne plus accueillir que les documents "de conservation longue ou définitive". En conséquence, la pratique archivistique en France tend de nouveau a laisser aux services producteurs la gestion de leurs archives intermédiaires, en renforçant les liens avec eux pour gagner totalement leur confiance.19 Il faut donc repenser de nouveau le rôle et la fonction des dépôts de préarchivage. Ils ne peuvent constituer une solution a la question du tri et de la sélection que si certaines conditions fondamentales sont remplies au préalable: fonds classés, systemes de classification avec les délais de conservation déterminés. Cela suppose que la préparation du tri soit faite chez le service producteur. Les archives intermédiaires peuvent remédier au probleme de l'espace, mais cela suppose une communication entre le service producteur et les archives historiques dans le processus du tri et de la sélection, ainsi que des « calendriers de conservation » préparés a l'avance, c'est-a-dire des systemes de classification où les délais de conservation sont déja indiqués.
Dans certains pays (Allemagne, Autriche, Croatie) les ministeres d'État compétents pour les archives produisent la réglementation concernant les délais de conservation pour différentes sortes de documents (par exemple : documentation électorale, documents juridiques, documents cadastraux et documents dans le domaine de la construction et de l'architecture, documents comptables, en tenant compte en premier lieu de leur valeur juridique) et des listes comportant les délais de conservation. Ces listes sont rédigées en collaboration avec les directions d'archives de ces pays. Ainsi un certain type de coopération est établi, l'administration d'État préparant des listes générales et sectorielles, tandis que les archives donnent le visa d'élimination.
La pratique archivistique des pays de l'Union européenne est présentée de façon concise dans la brochure : « Les archives dans l'Union européenne. Rapport du groupe d'experts sur les problemes de coordination en matiere d'archives"20, appellee aussi « Black book » Tous les pays de l'Union européenne attendent une collaboration entre les organismes producteurs et les archivistes et soulignent l'importance des archives intermédiaires en tant qu'institution où se fait la sélection définitive des documents. Dans tous les pays, on se sert d'un systeme de listes comportant les délais de conservation qui peuvent etre approuvées a des niveaux différents et un visa d'élimination est demandé aux Archives. Le Rapport prévoit la rédaction de listes sectorielles, a partir desquelles un groupe d'experts pourrait rédiger un manuel de sélection et de tri des archives publiques de l'Union européenne.21
Nous voudrions présenter ici brievement certaines tendances dans le domaine de la coopération en matiere de l'évaluation.
Les experts des pays de l'Union européenne ont déja exposé en 1994 les différentes formes de coopération. Dans le rapport "Les archives dans l'Union européenne, l'accent est mis sur le rôle des archivistes qui "sont appelés a assurer le rôle d'intermédiaire entre, d'une part, les administrations productrices et, d'autre part, les milieux de la recherche et le grand public"22. La conclusion générale étant qu'"il s'agit, en définitive, de favoriser une continuité entre les créateurs, les gestionnaires et les conservateurs d'archives, en organisant entre eux une collaboration étroite dans une structure organisationnelle affirmée et consacrée officiellement".
Le Rapport suggere la participation active et "aussi tôt que possible au contrôle de l'élimination ", la création de dépôts de préarchivage, "une modélisation sur le plan national et, éventuellement, européen susceptible de servir de référence en matiere des tris et d'éliminations des archives ". Le Rapport souligne ensuite qu '"il est impératif que les tris et les éliminations s'organisent en collaboration entre le service national d'archives et l'administration productrice". On y insiste sur le rôle des services producteurs d'archives qui connaissent le mieux "la portée administrative et juridique des documents qu'ils ont produits ou reçus"; les archivistes quant a eux "sont qualifiés pour distinguer les documents porteurs d'informations utiles a la recherche en général". Les experts soulignent et prévoient : la nécessité d'associer étroitement le personnel des administrations productrices et celui des services nationaux d'archives aux opérations de tris, quelle que soit l'importance du service administratif en cause; l'importance du "personnel spécialement formé de l'administration productrice" qui agit en meme temps "sous la supervision du personnel du service national d'archives"; la modélisation de "tableaux de tri et d'élimination" en se limitant d'abord a un certain nombre de types de fonds qui existent dans la plupart des États membres; une harmonisation des délais d'élimination et de conservation, et finalement l'élaboration d'un manuel de sélection des archives valable pour tous les services administratifs communs ou similaires des différents États membres.
Cette action commune des États membres de l'Union européenne s'est arretée sur ce concept de programmation, mais a la réunion de l'Assemblée générale de la Branche européenne du CIa (EURBICa) a Florence en mai 2001, la question du tri et de la sélection a été soulevée comme étant une des questions prioritaires pour le développement des services d'archives en Europe.
La collaboration entre les archives et les services producteurs est une nécessité imperative des services d'archives contemporains confrontés aux masses de documents produits aujourd'hui et aux problemes que posent les nouvelles technologies, et en meme temps chargés de conserver le patrimoine écrit qui procede des fonctions les plus importantes de la société dans son ensemble. Cela pose a la communauté archivistique le probleme de la définition de "la stratégie d'acquisition" et de "la stratégie de documentation". Alors que la politique de collecte (c'est-a-dire la politique qui a pour but de préserver les fonctions les plus importantes faisant partie de la mémoire d'une société) incombe en premier lieu a l'archiviste, le tri et la sélection des documents tendent de plus en plus a etre opérés par le personnel du service producteur, en collaboration avec les services d'archives.
Nous allons mentionner ici certains éléments de la coopération que nous jugeons importants pour le futur développement des services d'archives, en particulier dans l'environnement électronique.
La coopération doit se fonder en premier lieu sur la politique d'acquisition.23 De cette politique découlent les obligations des services d'archives et des services producteurs, contrôle des services producteurs, mais aussi le soin d'assurer aupres des producteurs les cadres professionnels.
Ce sont les archivistes qui sont responsables de la politique d'acquisition. Il s'agit en fait de l'évaluation des producteurs d'archives d'un pays. Les théoriciens allemands dans le domaine de l'archivistique (Wilhelm Sante et Wilhelm Rohr) proposaient déja l'évaluation dans le cadre de l'ensemble des documents d'administration, en soulignant l'importance de certains des services producteurs. Aujourd'hui c'est une attitude généralement acceptée, particulierement dans la pratique archivistique canadienne et australienne. L'évaluation considere alors les grands ensembles qui refletent les fonctions essentielles de la société (des producteurs), ce qui demande une analyse de tous les secteurs de la société et des producteurs, et un souci général pour la conservation de la mémoire de la société. La catégorisation des producteurs et la définition des priorités d'acquisition permettent de définir les responsabilités des archives envers les producteurs, ainsi que celles des producteurs dans le versement de leurs archives. La politique d'acquisition doit embrasser non seulement des institutions publiques, mais aussi d'autres types de producteurs: personnes physiques et morales, producteurs d'archives privées.
Une telle évaluation détermine la politique d'acquisition, qui ne saurait etre menée que par des archivistes, avec le concours d'autres experts si nécessaire. C'est ainsi qu'est conçu le projet canadien « Plan directeur pour l'élimination des document a l'échelle de l'administration fédérale » (Government-Wide Plan for the Disposition of Records) qui détermine la valeur archivistique a l'échelle des institutions. Ce Plan en est déja a sa cinquieme version 24. La politique d'acquisition est assez voisine en Australie.25Dans la pratique archivistique en Croatie, la politique de collecte est fondée sur le principe de "catégorisation des fonds d'archives", les services d'archives définissant des catégories de fonds d'archives a partir de l'analyse fonctionnelle des services producteurs, qui déterminent a la fois l'ordre de priorité du contrôle, l'ampleur de l'aide professionnelle assurée aux services producteurs, ainsi que l'ordre de priorité des versements. avant d'aborder l'évaluation des ensembles fonctionnels des producteurs d'archives, il faut créer des listes de fonds d'archives échelonnés selon un ordre de priorité déterminé sur la base de l'analyse des organismes producteurs. Cette approche suppose l'analyse des différents niveaux de l'administration de l'État, mais aussi la prise en compte d'autres catégories de producteurs (comme par exemple les archives personnelles, les organisations non-gouvernementales, etc.).
La question du champ de compétences des services d'archives et de l'influence réelle qu'ils peuvent avoir sur la conservation de ces documents se pose pour certaines catégories de documents d'archives (surtout des archives privées). Nous avons ainsi rencontré ce probleme dans des organisations non-gouvernementales, qui peuvent jouer un rôle extremement important dans le développement social et politique d'une société a certains moments.
La politique de collecte et de contrôle des organismes producteurs est fondée sur l'analyse des différentes fonctions et sur la protection de la mémoire de la société. Une telle stratégie commence par l'analyse du service producteur dans le sens "sommet-base", avant de passer à celle des documents proprement dits. Sans définition de l'importance archivistique de certaines institutions, il n'y a pas de stratégie documentaire. La stratégie de collecte et la stratégie documentaire suivent les étapes suivantes:
1. détermination des sources primaires et des sources générales des documents d'archives d'éventuelle importance - c'est-à-dire définition des objectifs de la collecte ;
2. l'organisation de ces objectifs en une stratégie de collecte des documents d'archives et l'analyse de l'organisation administrative des services producteurs ;
3. l'évaluation et la hiérarchisation des documents au niveau des séries.
Du point de vue technique, la politique d'acquisition peut prendre plusieurs formes, comme le Plan canadien ou bien la Catégorisation en Croatie. 1SaaR (CPF) peut être un des instruments pour la création d'un système unique de catégorisation et il pourrait être encore en partie affiné et adapté au service de la politique d'acquistion.
Cette coopération prend une nouvelle dimension si elle arrive à fournir les cadres professionnels nécessaires. On tend à mettre de plus en plus l'accent sur le rôle que les producteurs avaient à l'époque préarchivistique et ils sont dotés aujourd'hui d'une nouvelle qualité puisqu'il s'agit de records managers formés.
Quand on parle de la "coopération entre les archivistes et les producteurs d'archives", on pense généralement à deux professions différentes: celle de records manager et celle d'archiviste. Je partage plutôt le point de vue de Théo H.P.M. Thomassen, qui a intitulé ainsi un de ses articles suggestifs: « les archivistes et les records managers: une même profession, différentes responsabilités. »26 Aujourd'hui, ces deux fonctions tendent à s'intégrer, la révolution de la technologie informatique et l'émergence de la notion de "records continuum" ayant été déterminantes. Dans plusieurs pays, les archivistes se réservaient auparavant le privilège de l'évaluation, c'est-à-dire le pouvoir de décider de ce qui va survivre en tant que mémoire pour l'avenir. Ils ne renoncent pas entièrement à cette responsabilité aujourd'hui, mais c'est l'archiviste-administrateur, le records manager, qui joue un rôle de plus en plus important. ainsi Y International Records Management Trust (IRMT) et l'american Records Management association (aRMa) cherchent à mettre en valeur la nouvelle signification apportée à la notion de records manager. La question de l'évaluation se déplace progressivement et se pose peu à peu au tout début de la création du document: collaborer dès la création des documents est particulièrement important pour les documents électroniques. Pour cela, il est indispensable que la collaboration se fasse par l'intermédiaire des professionnels, c'est-à-dire des records managers.27 L'association of Records Managers and administrators (aRMa International) a défini la gestion des documents, non pas comme l'enregistrement et la classification des documents, mais comme "un contrôle systématique sur tous les documents, a partir de leur création ou de leur réception, a travers leur traitement, distribution, organisation, mise en dépôt et recherche, jusqu'a la décision sur leur destin final".
Les expériences des pays nord-américains et de l'Australie permettent de voir les changements indispensables a introduire dans la formation des archivistes et des records managers, pour leur assurer au cours de leurs études le traitement des sujets appropriés et en faire des professionnels modernes. La coopération suppose des partenaires sur un pied d'égalité, c'est-a-dire des professionnels dont chacun assume sa responsablité. Cette coopération se manifeste par l'organisation d'un nouveau type de formation et par l'activité conjointe des records managers et des archivistes. Dans ce contexte, je ne crois pas sortir du sujet en parlant des records managers et des archivistes comme de membres d'une meme association professionnelle, où la profession se trouverait intégrée et les responsabilités mieux précisées.
Dans le processus de l'évaluation, l'archivistique a recours a des outils et a des procédures particulieres de sélection et de tri. Une collaboration étroite et un partage de responsabilités est également nécessaire a ce niveau.
Listes comportant les délais de conservation (calendriers de conservation). Dans la pratique archivistique actuelle, il y a différents types de listes comportant les délais de conservation des documents. Ce sont, par exemple, les tableaux de tri, plans de conservation, listes d'élimination, les 'massimarii ' italiens, etc. Ces listes peuvent etre générales, sectorielles et spéciales. L'élaboration des listes releve des compétences, soit de l'administration responsable (ministeres de tutelle), de la direction des archives ou bien des archives, soit des producteurs memes, qui, dans ce cas, doivent obenir le visa des archives compétentes. Il est quasiment impossible de présenter toutes les variantes existantes dans l'élaboration de ces listes. Parallelement a ces listes, différents reglements et instructions portant sur l'évaluation ont vu le jour.
Le point de vue généralement accepté aujourd'hui est qu'on devrait rédiger des listes comportant les délais de conservation au moment où l'on élabore les systemes de classification et que le processus de l'évaluation commence pratiquement des la création du document. Dans un de ses articles, Maria Guercio a résumé ainsi les lignes directrices selon lesquelles des listes devraient etre faites dorénavant: "en relation étroite avec un systeme de classification des documents; les reglements de tri doivent accompagner tout le cycle de la vie des documents: le probleme se pose des le moment de leur création ; cela renforce le besoin d'une présence continue du spécialiste d'archives dans la gestion du flux des documents de l'administration. 28
La récente réglementation italienne en matiere de Protocollo informatico s'inscrit exactement dans ce contexte : elle impose la rédaction de plans de conservation d'archives, intégrés au systeme de classification pour fixer, des l'origine, le cycle de vie des documents, de la création a la destruction.29 Cette pratique a été adoptée dans le Testo unico delle disposizioni legislative e regolamentari in materia di documentazione amministrativa , art. 68.3030
Il y a aujourd'hui plusieurs exemples de systemes de classification comportant un calendrier de conservation. C'est la pratique de la Colombie britannique, où est élaboré un systeme de classification qui correspond aux fonctions administratives de différents producteurs et qui indique des délais de conservation précis.31 La norme australienne de classification comporte aussi les délais de conservation (cf. Government Recordkeeping Manual)32 II en est de meme pour le Model requirements for the management of electronic records (MoReq) et l'Electronic Records Management System (ERMS) de la Commission européenne.33 Un projet similaire a été élaboré par la Scuola superiore per l'amministrazione pubblica 34 et par la Direzione generale per gli affari generali amministrativi e del personale (cf. "Protocollo informatico e sistema di classifïcazione dei documenti délia Direzione generale per gli affari generali amministrativi e del personale"). Il s'agit d'une pratique qui existait déja dans certains pays européens, comme par exemple l'Allemagne, aux États-Unis, etc.
Un tel systeme d'évaluation n'est pas fondé sur l'évaluation des documents particuliers, mais sur l'évaluation des fonctions du producteur, de sorte qu'il permet la classification des ensembles documentaires.35 Dans le cadre de ce type de classification, on distingue aujourd'hui la fonction administrative (commune pour toutes les institutions) et la fonction institutionnelle (propre a une institution ou a des groupes d'institutions).
L'orientation sur "la gestion du patrimoine historique" et l'utilisation des nouvelles technologies (documents électroniques) placent le processus de l'évaluation au moment meme de la création du document et dirigent le processus de l'évaluation sur différents ensembles documentaires, et non pas sur les documents individuels.
L'établissement d'un systeme classificatoire comportant les délais de conservation est un travail exigeant qui devrait etre le résultat des contributions conjointes de l'administration compétente, des Archives et des producteurs. Un systeme comme celui de la Colombie britannique ou de l'Australie peut servir d'exemple pour l'élaboration des systemes classificatoires de plusieurs pays différents, a l'organisation administrative comparable ou bien etre appliqué dans plusieurs pays ayant une organisation administrative correspondante.
Le probleme des listes spéciales adaptables a chaque institution se réduira peu a peu au simple rajout des fonctions qui éventuellement ne font pas partie des listes a un niveau plus commun.36
Visa d'élimination. On peut considérer les visas d'élimination comme un des derniers mécanismes strictement contrôlés de l'évaluation.
Les listes rédigées au niveau national et l'emploi des cadres professionnels - les records managers - feront diminuer le besoin de contrôler chaque élimination, comme c'est déja le cas dans plusieurs pays. Des cadres professionnels chargés de la gestion du records continuum aupres des services producteurs seront qualifiés pour prendre des décisions de ce genre.
Cette intervention des records managers professionnels n'exclut pas l'inspection et le contrôle des producteurs de la part des services d'archives qui en définitive conservent la responsabilité essentielle de la coordination des activités et de la décision finale de ce qui sera conservé pour l'avenir.
On revient donc a la pratique d'origine, selon laquelle les producteurs jouent le rôle prépondérant dans l'évaluation, mais ils interviennent dans un contexte nouveau où l'archiviste et le records manager/gestionnaire de documents élaborent ensemble les mécanismes et les instruments de l'évaluation et partagent les responsabilités.
La réglementation de plusieurs pays prévoit que l'on verse aux archives uniquement les documents qui ont subi le processus du tri.
Dans ce contexte, il est évidemment nécessaire de poser a nouveau la question de la pratique du préarchivage (archives intermédiaires). C'est justement la pratique française qui a montré combien il est nécessaire de lier le systeme classificatoire et les délais de conservation, condition fondamentale pour une sélection efficace des documents. Comme la pratique archivistique française ne connaît pas le systeme classificatoire dans lequel seraient intégrés les délais de conservation, il est difficile de faire une sélection et un tri systématiques et a jour dans les archives intermédiaires. C'est pourquoi ce processus se fait en majeure partie aupres des producteurs et les archives intermédiaires sont devenues des dépôts 'classiques'.37 La où existent des calendriers de conservation qui sont en relation avec le systeme classificatoire (comme par exemple en Allemagne Allemagne38), les archives intermédiaires permettent une sélection efficace des documents.
Dans le cadre de cette collaboration (politique d'acquisition, plans de conservation faisant l'unité avec le systeme classificatoire des documents, professionnalisation et responsabilité croissante des records managers), et une fois le tri fait, les archivistes recevraient les archives classées. Toutefois, cela ne veut pas dire que des tris ultérieurs ne peuvent pas etre envisagés par la suite.
Cela souligne la responsabilité de l'archiviste moderne, qui porte davantage sur la politique de collecte et sur la communication des fonds d'archives aux usagers.
Si l'on veut bien considérer qu'il s'agit d'une meme profession ayant des responsabilités différentes, la coopération entre les Archives et les services producteurs revient en fait a la coordination des activités dans un meme but: conserver et rendre accessible le patrimoine archivistique.
Cette attitude procede de la conception actuelle du document d'archivesl'u comme un continuum, d'apres laquelle le records manager et l'archiviste agissent dans le cadre d'un processus unique depuis la création du document jusqu'a son utilisation aux Archives historiques.
Les tendances actuelles en matiere d'enseignement suivent aussi cette orientation, en prévoyant une formation unique au métier d'archiviste et a celui de records manager. L'International Records Management Trust et le CIA ont créé ensemble le Management of Public Sector Records Study Programme et plusieurs manuels. La coordination des tâches et des activités des archivistes et des producteurs dans le processus de l'évaluation exige évidemment la recherche conjointe de nouveaux modeles susceptibles d'assurer cette coordination de l'enseignement jusqu'a l'organisation des services d'archives.
Josip Kolanovic